Vincent, l’homme libre - Analyse

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Dans le monde de Bienvenue à Gattaca, un individu qui n’accepte pas son sort (et qui devient un imposteur) est appelé "échelle empruntée", "dégénéré" (dé-gène-éré). Il est considéré comme un criminel, un fraudeur et méprisé, haï de tous. La sélection génétique établit ainsi une société de castes, où ces castes doivent être respectées (aux dégénérés les professions subalternes), et où chacun a intériorisé les jugements de valeur de cette société inégalitaire.


  • Mais la perfection peut aussi représenter un poids.

"En tant que Valide, il souffrait sous le poids de la perfection". (Vincent à propos de Jerome/Eugene)

Les deux jeunes frères, Anton et Vincent, dès leur enfance, se défient à qui nagera le plus loin possible, pour voir qui abandonnera le premier : "Anton n’avait pas le droit à l’échec."


  • Le destin (terme utilisé dans le film), se révèle imprévisible et n’a que faire des gènes et de leur plus ou moins grande perfection.

"Pour l’élite génétique, le succès est accessible mais pas garanti."


En ce sens, le destin des individus échappe à la puissance de la technique. Le déterminisme biologique est déjoué par des accidents de la vie, du hasard, qui peuvent même se révéler imputables à l'absence de volonté suffisante de la part des personnages. C'est ce qui conduit Jerome/Eugene à accepter l’usurpation de son identité par Vincent, par intérêt financier, pour pouvoir garantir son niveau de vie, une fois qu’il est paralysé.

Mais le destin des individus peut aussi être déjoué par leurs choix conscients et volontaires, lorsque, tel Vincent, ils peuvent à leur tour recourir à des procédés techniques, ici de dissimulation, pour contrecarrer le déterminisme artificiellement construit par cette société au moyen des technologies génétiques. C'est aussi à ce deuxième titre que le destin n'a que faire des gènes : en ce qu'il cesse alors d'être un destin.

 

  • Vincent est le plus courageux et déterminé des personnages.

Dès son enfance, c’est lui qui accepte de se couper la peau pour jouer aux frères de sang, tandis qu’Anton recule. Il étudie intensivement l’astrophysique, se soumet à un entraînement physique très poussé malgré son insuffisance cardiaque. Il accepte d’être opéré pour grandir et atteindre la taille de Jerome, 1 mètre 85, intervention extrêmement douloureuse (jambes sciées et appareillées pour obtenir une croissance osseuse). Sous plusieurs de ces aspects, il recourt à des ressources et des procédés techniques, fortement contraignants (ponçage de sa peau, aspiration des squames sur son poste de travail) et parfois brutaux pour lui-même (opération chirurgicale d'allongement de ses jambes), comme moyens d'accomplir sa détermination, de l'objectiver.

Il affirme ainsi : "Jerome n’a plus jamais douté de moi", "J’ai souffert en me disant qu’à mon réveil je serais cinq centimètres plus près des étoiles."


On remarque que ces moyens sont aussi fortement contraignants pour son complice Jerome (prélèvements sanguins et urinaires quotidiens supposant un régime sans alcool), auquel du reste ce dernier peine à se soumettre. N'échappe-t-on donc jamais aux contraintes de la technique, même lorsqu'on cherche à s'en libérer ?

Vincent nage et court au-delà de ses limites. Il risque à tout moment de mourir d’une crise cardiaque, du fait de sa malformation, mais il choisit de tout mettre en œuvre pour réaliser son rêve et vivre pleinement une existence qui lui semblera digne d’être/avoir été vécue.

Le cœur est traditionnellement le symbole du courage. Il n’est donc pas anecdotique que l’insuffisance dont souffrent Vincent et Irene se situe à ce niveau, alors qu’ils font justement l’un et l’autre preuve de courage.

 

  • Le père de Vincent lui dit, alors qu’il est encore adolescent (et rêve de l’espace depuis l’enfance) : "Si tu entres un jour dans une fusée, ce sera pour la nettoyer."

Cette affirmation porte bien le poids d'un destin, puisque si Vincent parvient à se faire embaucher à Gattaca, c'est dans un premier temps en tant qu'agent d'entretien.

Le père réserve de donner son prénom (Antonio > Anton) à l'autre enfant, celui qui est parfait et dont il est fier, pas à celui affecté de tant de tares et d’un risque de mort prématurée (qui ne reçoit le prénom Anton qu'en second prénom) : apprenant de la sage-femme les imperfections génétiques dont son fils aîné est porteur, alors qu'il avait prévu, comme le veut la tradition américaine, de lui donner son prénom, il se ravise aussitôt. Cette symbolique du prénom marque toute l'histoire de sa relation ultérieure à son fils aîné : il ne croit jamais en Vincent, et à la possibilité qu’il s’en sorte. Il l’a condamné dès sa naissance, quand le test génétique a parlé. Or Vincent est un être humain, donc seulement condamné à être libre…

 

  • Le courage de la liberté

Observons cet échange entre Eugene et Vincent :

Eugene. - Qu’y a-t-il là-haut ?

Vincent. - C’est ce que je veux savoir.

Vincent veut découvrir l’inconnu (on ne sait pas ce qui se trouve sous le nuage de Titan, lune de Saturne, où il veut être envoyé en mission). Il n’a pas peur de l’imprévisible, et accepte d’affronter la possibilité d’une déception, tandis qu’Eugene, lui, est pessimiste et pense qu’il n’y aura sans doute rien à voir sous ce nuage de glace (à quoi bon s’y rendre dans ce cas ?). Vincent prend le risque, et fait là aussi preuve de courage.

 

  • Le monde de Bienvenue à Gattaca est un monde inégalitaire, hiérarchisé, brutal avec qui veut sortir du rang.

Il assigne à chacun une place, en fonction de sa nature biologique, place qui va l’enfermer dans un destin et lui attribuer une valeur (sociale mais aussi humaine). Cette place est régulièrement contrôlée, dépistée, au moyen de procédés techno-scientifiques : vérifications d’identité génétique quotidiennes (piqûre dans le doigt pour analyser le sang, analyses d’urine..), dans tous les domaines de la vie. La police manifeste la hiérarchie de cette société de castes en contrôlant par exemple sans égards les Invalides mais s’excuse auprès des Valides (Eugene peut insulter un policier sans subir de conséquences car celui-ci l’a offensé en doutant de lui).

Observez, dans cet échange, la néantisation des Invalides :

Irene. - On a trouvé un cil.

Vincent. - A-t-il un nom ?

Irene. - C’est juste un Invalide.


Un Invalide/Non-Valide est invalidé par un test génétique, devenant considéré comme une personne de second ordre, comme le décrit Vincent lui-même :

"Comme des gens dans mon cas, j'ai accepté n'importe quel boulot. J'ai dû nettoyer la moitié des toilettes de la région. J'appartenais à une sous-classe, en fonction des nouveaux critères."

  • Le directeur de Gattaca s'inscrit dans cette ligne : la "philosophie du recrutement" de l’agence spatiale consiste à "garantir une nouvelle norme", celle de l’élite.

L’entretien d’embauche consiste alors en une simple analyse d’urine. "Je pouvais mentir sur mon CV, pas sur mes cellules.", dit ainsi Vincent.

La discrimination  est illégale, "mais qui prend ces lois au sérieux ?" remarque Vincent. "Maintenant la discrimination est une science." (Cela renvoie à la distinction entre liberté politique de droit et liberté de fait.)


"On s’en fout de ton lieu de naissance, le sang n’a pas de nationalité", dit le marchand d’identité : la discrimination ne se fait plus sur les mêmes critères qu’auparavant (le généticien noir ironise d’ailleurs gentiment quand les parents de Vincent disent vouloir un enfant à la peau claire : une peau noire n’est plus source de discriminations), mais elle n’en demeure pas moins politique.

Une remarque toutefois : dans le monde de Gattaca, on voit bien peu de femmes à des fonctions de direction ou de prestige - le directeur demande à Irene de servir d'assistante à la police, au détriment de son travail, et il n'y a aucune femme parmi les navigateurs qui embarquent pour Titan.

  • Résistance :

Malgré son souffle au cœur, Irene ne manque cependant pas de courage. Elle ment, et permet à Vincent d’échapper à la police, par amour, sans encore savoir qui il est vraiment.

Lamar (le technicien de laboratoire) protège également Vincent. Il veut lui donner sa chance et espère que son propre fils, lui aussi Invalide, échappera à son destin social.

Ainsi, Vincent parvient à réaliser ses rêves par la force de sa volonté, grâce au marché noir de l’usurpation de l’identité, lui-même techniquement outillé, mais aussi grâce au soutien désintéressé d’autrui. Irene et Lamar (puis Eugene, au fil du temps) incarnent des résistants courageux qui, à leur modeste niveau, refusent de collaborer avec un système injuste.

 

  • Les passions humaines et les actions/décisions qui s’en prévalent ne sont pas liées à l’ADN de la personne, mais à sa réaction à sa situation et à sa responsabilité personnelle : Eugene a tenté de se suicider, boit trop, a des comportements autodestructeurs, sans pour autant avoir un risque de dépression dans son génome.

Vincent. - Eugene, il faut que tu sois toi-même aujourd’hui 

Eugene. - Ça n’a jamais été mon fort.


Son mal de vivre est irréductible à la biologie, il souffre d’une estime de soi blessée.

Le directeur veut à tout prix voir le lancement de la mission vers Titan de son vivant, il est prêt à tout pour s’en assurer, y compris à tuer qui s’y oppose, alors que son profil génétique ne présente pas de prédisposition pour la violence.

Ainsi, la technologie génétique ne libère pas de cette liberté métaphysique, du libre-arbitre.

Le policier veut enquêter sur les mobiles humains du meurtre, tandis que son subordonné s’obstine à s’en tenir à la génétique : pour lui, la présence d’un Invalide sur le lieu du crime est la preuve suffisante de sa culpabilité. L’Invalide est condamné a priori. A contrario, le fait que le directeur n’ait pas génétiquement un profil violent l’exclut des suspects potentiels.


  • Des amours prédéterminées 

"Quite a catch" ("un beau parti !"), remarque une employée quand Irene fait analyser génétiquement un cheveu de Jerome : c'est le génome d'un individu qui détermine s'il constitue un partenaire amoureux désirable.

Inversement, Irene pense que Jerome ne peut pas tomber amoureux d’elle, car lui est quasiment parfait mais pas elle. Eugene, de son côté, a uniquement des relations tarifées.

Vincent. -  Il te faudrait de la compagnie.

Eugene. - J'ai de la compagnie.

Vincent. - Sans avoir à payer.


Vit-il sans amour car il ne croit plus en lui et ne se voit plus que comme un échec ? Pense-t-il ne pas pouvoir être aimé parce que la société lui a fait croire qu’il n’était pas aimable ? Parce que les partenaires potentiel(le)s sont en effet rebuté(e)s, dans cette société de la réussite, par son handicap ? Eugene a honte de lui-même, de ses échecs, et son handicap n’a pas été officialisé, personne n’est au courant de son accident. "Même ça, je l’ai raté",  dit-il en parlant de son suicide. Mais il découvre l'amitié, grâce à Vincent, et finit par se sentir utile : en lui laissant le cadeau d'échantillons "pour deux vies entières", Eugene précise : "pour que Jerome soit toujours là quand tu en auras besoin". Jerome n'a pas réussi la vie qu'il désirait mener, mais il existe finalement par le projet de Vincent : Jerome finit par partir dans les étoiles et continuera d'exister, officiellement, par l'intermédiaire de Vincent, même quand il se sera tué.

 

  • La société de Bienvenue à Gattaca est, donc, une société déterministe.

Directeur. - Personne n’excède son potentiel.

Policier. - Et si quelqu’un le fait ?

Directeur. - Ça signifierait qu’on a mal calculé son potentiel au départ.

Cet échange manifeste que personne ne croit à la liberté : si un individu déjoue les prévisions génétiques, ce ne peut être que parce que celles-ci étaient erronées. 

Observons cet autre échange :

Irene. - C’est impossible.

Vincent. - Tu sais ce qui n’est pas possible ? [...] Je suis la preuve vivante que c’est possible.

 

  • Vincent démontre que l’homme est libre.

"Jerome Morrow, navigateur première classe, embarque pour une mission d'un an sur Titan, la 14e lune de Saturne. À peine né, il était programmé pour cette mission de prestige. Il a tous les dons requis. Un quotient génétique inégalable. Il n'y a rien d'étonnant dans la carrière de Jerome Morrow. Sauf que je ne suis pas Jerome Morrow."

 

Devant l’incrédulité d’Anton qui ne comprend pas que Vincent parvienne à nager au-delà du possible, et à gagner, Vincent rétorque : "Tu veux savoir comment je fais ? Je n’ai jamais pensé au trajet du retour." De la sorte, il place toutes ses forces dans la poursuite d'un objectif, sans ménager sa sécurité.

Vincent en devient un modèle. "Pour moi c’était facile, je t’ai seulement prêté mon corps. Toi tu m’as prêté ton rêve", lui confie Eugene avant son départ. Même s’il ne parvient pas à surmonter son désespoir, Eugene meurt en ayant accompli sa mission - aider Vincent - sa médaille d’argent autour du cou.

"Mon fils n’est pas ce qu’on nous avait promis, mais après tout, comment savoir ce qu’il fera ?" conclut Lamar, le technicien de laboratoire qui avait tout deviné depuis le début et "couvre" Vincent, pour lui permettre d’embarquer dans la fusée malgré sa mauvaise analyse d’urine.

 Ce faisant, Vincent constitue un germe d’espoir pour la société. Comment s’appelle-t-il, d'ailleurs ? Vincent Anton FREEMAN. L’homme libre.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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